La naissance de Jodie est due à la rencontre de deux jeunes Audacieux. L'un était un transfert des Erudits, l'autre une Audacieuse pure et dure. Peu après un heureux mariage, Jodie naquit. Ses parents avaient beau se montrer insensibles en public, ils adoraient leur fille plus que tout. C'était leur petit brin d'amour dans cette vie. Ils l'aimaient tellement qu'ils la cajolèrent durant toute son enfance.
La petite grandissait vite, surtout en muscles. A l'école, elle frappait les enfants qui l'embêtaient, si bien que plus personne n'osait lui parler. Et comme elle imposait le respect, mais restait toute seule dans son coin, elle commença à penser. Pas de ces pensées de gamin, comme "il m'a volé mon goûter", ou "mes parents vont me tuer !", mais le genre de pensées que seul un Erudit peut avoir. Mais Jodie gardait ça secret. Parce que pour les autres, elle n'était pas la tête pensante de la classe, mais la cancre, la petite dernière qui frappait tous les autres et les soumettait à la terreur.
Alors Jodie tenta d'oublier. Mais plus elle enfouissait ses pensées en elle, plus elles revenaient à la charge avec la force d'un lion. Elle grandit ainsi, tourmentée par ses rêves de fille de 10 ans qui lui en donnaient 20. Ses parents l'ignoraient. Elle était toujours leur bébé chéri, qu'ils soignaient et papouillaient du matin au soir. Car après tout, Jodie était bel et bien le fruit de leur amour passionné - qui, soit dit en passant, commençait à se ternir après toutes ces années de vie commune.
Mais ils ne remarquèrent rien dans le changement de personnalité de leur fille. Ce n'est que lorsque vint l'adolescence qu'ils commencèrent à la laisser un peu plus tranquille...
Jodie gueulait. Sans arrêt. C'était dû à la crise d'adolescence, mais aussi aux premiers amours. Foireux. Toujours. Mais elle résistait, se battait. Se réfugiait dans les livres pour oublier l'audace. Et elle se réfugiait dans les combats pour oublier l'intelligence.
Elle ne savait plus qui elle était. Jusqu'au test d'aptitudes.
Et jusqu'au jour du Choix.

Ils ont peur. Ils détournent le regard. Ils l'évitent dans la rue. Ce sont les Altruistes, les Erudits, et les Sincères. Ils l'aiment pas. Ya que chez les Audacieux où elle se sent bien. à sa place. Et pourtant. Des fois quand elle les regarde, elle a l'impression que ce sont des inconnus. Elle les voit plaisanter ensemble, se taquiner, mais elle se demande toujours si elle fait vraiment partie de leur faction. Si elle est un membre à part entière. Alors souvent elle se réfugie ailleurs. Dans ses pensées. Dans ses livres, qu'elle a semé dans toutes les cachettes du siège des Audacieux. Ethan a trouvé un de ces livres, une fois. Ethan, son ex-petit copain. Mais il était pas allé chercher plus loin. Jamais.
Jodie soupire. Elle est pas Audacieuse. Elle est née pour grandir dans cette faction, mais pas pour y mourir. Parfois elle a envie de calme. Son corps remué par l'adrénaline se refroidit plus vite qu'avant. Elle veut plus frapper, cogner, saigner. Elle veut plus faire du mal avec les poings, mais faire du mal avec les mots.

Jodie se nourrit du chaos. De la destruction. Des troubles et des conflits. Elle est née pure, a grandi saine, mourra souillée. Elle aspire au courage. Elle refuse la peur, sous toutes ses formes. Pour elle, l'intelligence, l'altruisme, l'amitié et la sincérité sont des formes de bravoure.
Depuis toute petite, Jodie elle cogne, elle fait la dure. Elle casse tout, elle met à sac, à feu et à sang, elle pète tout ce qui bouge. Mais Jodie c'est aussi la délicatesse. Elle répare. Elle reconstruit les âmes damnées. Elle les écrase mais elle les retaille dans la roche. Plus solide. Plus fiable.
Jodie elle rit. Souvent. Sans raison. De ce rire cinglé qui lui donne des airs de sans-âme. De chienne. Souillée par les coups des Audacieux. La tête haute, un poing sur la table. Et l'autre en l'air.
Elle crie, aussi. C'est pas qu'une folle. C'est une Audacieuse. Elle se bat, au nom d'une liberté qui n'existe pas, mais elle se bat quand même. ça a son importance. Elle se bat pour son équilibre. Parce que c'est une drogue. C'est sa bouffée d'air frais. Et même si dans sa tête c'est Bagdad, la petite Jodie, elle fait peur. Les gens qui la croisent baissent les yeux. Les gens qui la croisent changent de trottoir.
Parce qu'ils savent que Jodie n'est qu'un esprit perdu, brimé par les étoiles, trompé par le vent. Un bout d'être qui n'a jamais connu la vie. Et qui veut se tailler une place dans ce monde que tant de gens qualifient d'utopie.
Mais Jodie c'est aussi un esprit pensant. Elle est brillante, même si elle ne le montre jamais. Elle masque ses pensées, sa logique, ses pouvoirs de déduction. ça ferait trop Erudit. Tous les bouquins qui la passionnent, elle les cache à divers endroits de l'appartement. Tout ce qui bouillonne en elle, elle le rejette pour pouvoir courir derrière les rêves d'enfants.
Et les rêves que chérissent les Audacieux. ça la fait rire. C'est débile. Pour elle les Audacieux sont un tout, une masse, et c'est ça qui fait leur force. Contrairement aux Altruistes. Eux ils peuvent être séparés, divisés ; eh bien ils existent quand même.
Jodie adore sa faction. Elle a des amis, partout. Des gens qu'elle aime plus que tout, un peu trop presque. Elle devrait pas s'attacher comme ça. Elle sait qu'elle va partir. Où ? elle ne sait pas. Elle trouvera bien un asile.
On lui a toujours dit "les Audacieux c'est bien. Le reste c'est mal". Mais elle ne comprend pas. On lui a dit "fais attention, prends garde à toi". Mais garde à quoi ? attention à qui ? Ces questions l'énervent. Comme si quelqu'un, quelque part, se jouait d'elle. La regardait souffrir.
Alors Jodie ne sait plus quoi choisir, et c'est légitime.

"Cul sec !"
Jodie grimace et avale difficilement le sérum. Elle cligne des yeux, confuse, avant que le décor ne se transforme. L'Altruiste qui l'a accueillie n'est plus là. En revanche, elle peut voir une table devant elle, avec un fromage et un couteau. Une voix lui murmure de choisir l'un des deux. Elle s'approche par instinct du poignard. L'effleure du bout du doigt. Avant de s'en éloigner. Quoi qu'il advienne, elle se battra sans arme. Et avec fierté. Les Audacieux, sa famille, ses amis, lui murmurent à l'oreille que tout se passera bien. Et elle y croit vraiment, jusqu'à ce qu'un grognement sourd se fasse entendre à l'autre bout de la pièce. Jodie se met à trembler.
Un chien.
Elle déteste les chiens. Son cœur s'affole et elle recule minutieusement. La gorge bloquée, Jodie baisse les yeux vers la table, mais le fromage et le poignard ne sont plus là. Sans se demander ce que signifie cette mystérieuse disparition, elle ferme les yeux et réfléchit. Sans doute pour la première fois de sa vie.
Les sportifs, quand ils courent, ils ne se demandant pas pourquoi ils courent. Eh bien, quand Jodie se bat, c'est un peu la même chose. Elle se bat pour cogner. Avoir mal aux poings. Et pour la fierté aussi.
Mais réfléchir ne fait pas partie de ses habitudes. Elle ferme les yeux encore plus fort. Elle entend les geignements du chien qui se rapprochent. Elle calcule. Probabilités. Statistiques. Et au moment où le cabot se jette sur elle, elle lui balance un coup de pied si fort qu'elle en tremble elle-même. L'animal s'en va, la queue entre les jambes.
Dauntless? Erudite.
La scène disparaît. Jodie place ses bras contre sa poitrine, comme pour se protéger du froid. Elle frémit.
Elle se retrouve alors dans un bus, qui sent le vinaigre et le renfermé. Elle fronce les sourcils en découvrant un mystérieux homme qui tient un journal. Il lève les yeux vers elle et lui tend la page du journal qu'il lit. Jodie a un mouvement de recul instinctif, mais finit par s'approcher.
Elle voit une photo, un visage en fait. D'un assassin, apparemment. Elle hausse les épaules lorsqu'il lui demande si elle le connaît. La personne lui est vaguement familière, en fait, mais elle préfère se taire. On n'est jamais trop prudent.
Il pose une nouvelle fois la question, plus énervé cette fois-ci ; il argue que ça peut lui sauver la vie. La voix de Jodie tremble lorsqu'elle se décide à prendre la parole :
"Je ne sais pas. Je pourrais le connaître. Mais je pourrais aussi me tromper. Il y a d'énormes probabilités pour que j'aie pu croiser ce gars, mais sans que je sache qui il est vraiment. Alors je dirais que je ne le connais pas. Même si je l'ai sûrement vu dans la rue, ou ailleurs. C'est peut-être un sans-faction. Ou un Audacieux. Mais si c'était un de mes amis ou de ma famille, je le reconnaîtrais quand même. Vous ne croyez pas ? Quelque part, si vous me posez la question, c'est que vous ne savez pas non plus..."
L'homme paraît franchement déstabilisé par son discours. Si bien que l'image du type se trouble et que Jodie se réveille dans le fauteuil qu'elle a quitté en simulation, juste en face de l'Altruiste qui lui sourit gentiment.
Erudite.

Jodie est devenue sage. Presque sage. Elle se sent plus apaisée, et elle n'a plus cette envie débridée de cogner sur les gens. Elle se défoule dans la lecture, dans la couleur bleue, qui l'apaise plus qu'autre chose. Au lieu de ce sourire carnassier qui la caractérisait lorsqu'elle était Audacieuse, elle arbore un sourire concis, simple mais significatif. Les gens ne viennent que rarement lui parler. Elle n'est que l'archiviste après tout. Elle ne quitte pas son réduit, à la bibliothèque. Elle adore l'odeur des vieux livres, les craquements du cuir neuf sous ses doigts et sa plume qui crisse sur les pages. Elle adore les mots qui dansent devant ses yeux, les boucles arrondies et les lettres en script. Elle adore l'univers qui l'entoure, pour la simple et bonne raison qu'elle n'a jamais connu ça dans sa faction d'origine, et que tant de calme la fascine.
Jodie elle aimerait tout voir, tout comprendre, tout faire, tout vivre. Mais elle n'est qu'une humaine dans cette ville, derrière la Clôture. Et elle a compris que ce n'était pas en se battant qu'elle s'échapperait de sa prison dorée.

Jodie est devenue une belle jeune femme aux courbes généreuses. Des cheveux foncée encadrent un visage séduisant, qui faisait des ravages du temps où elle était adolescente. On peut lui dire, sans risquer de se prendre une baffe, qu'elle est une jolie femme. Quant à ses yeux... Ils sont aussi fascinants qu'inexpressifs. Et même si Jodie garde souvent un air neutre et qu'elle paraît pâle, il lui arrive parfois de changer complètement de visage. Elle peut passer de la détente à la fureur ou de la peur à la colère. Son principal défaut, c'est que tout passe dans le regard.

Jodie jette un dernier regard à ses parents. Eux la fixent, confiants, sourire aux lèvres, sans se soucier du débat intérieur qui anime leur fille. Cette dernière s'approche en tremblant des cinq coupes, symbolisant les cinq factions, et prend une grande inspiration après avoir saisi le couteau. Elle doit s'y prendre à deux fois pour réussir enfin à se tailler la paume, puis serre le poing et le tend au-dessus de la coupe des Audacieux. Elle ferme les yeux, tentant d'ignorer la douleur. Elle inspire, expire. Le poids est toujours là. Au risque de le regretter, elle déplace sa main jusqu'à la coupe pleine d'eau et une goutte de sang vient troubler sa surface lisse, avant de se dissoudre à l'intérieur.
La lumière bleutée du plafonnier rend le reste tout trouble. Jodie entend les Erudits applaudir, mais les sons lui parviennent comme à travers du coton. Elle n'ose même pas regarder ses parents alors qu'elle passe à leur hauteur pour rejoindre les rangs des Erudits. Elle a mal, plus mal que lorsqu'elle se prend un mauvais coup : cette fois-ci, c'est son cœur même qui est atteint.

Jodie reste silencieuse, ignorant les coups de coude que les novices lui donnent au passage. Les bras le long du corps, le regard vers le sol, c'est la première fois qu'elle reste immobile alors qu'on la bouscule de toutes parts. En temps normal elle aurait bondi sur le premier venu pour lui tordre gentiment le cou, mais là elle a perdu toute force de se battre.
Elle est Erudite. Une novice Erudite, mais une Erudite quand même. Elle soupire et ferme les yeux. Qu'est-ce qui lui a pris ? Etait-ce un signe du destin, un cri du cœur ? Ce qu'elle a été conne. Mais conne !
Une voix fluette la tire de ses pensées. Une éducatrice s'approche du groupe de novices et commence à leur expliquer les règles. Jodie n'écoute pas. Elle n'a pas l'habitude se plier aux lois.
En revanche, elle finit par se résigner. Son entrée chez les Erudits sera un nouveau départ. Ici, presque personne ne la connaît, sauf quelques anciens Audacieux. Tant pis. Elle peut se reconstruire une nouvelle identité et peut-être se découvrir quelques passions au passage.
La visite commence alors. Elle découvre le hall du siège des Erudits, les dortoirs des novices, les étages réservés aux logements des membres à part entière, la bibliothèque, les laboratoires... Elle apprend également que les étages supérieurs, tout en haut de la tour, sont formellement interdits. Jodie est déçue ; chez les Audacieux, elle aurait bien escaladé la centaine de mètres qui la sépare du toit. Malheureusement, il est interdit ici d'avoir une attitude dangereuse, alors elle devra se contenir.

Jodie est bouche bée. On vient de lui annoncer qu'elle a réussi la dernière épreuve pour faire définitivement partie de la faction des Erudits. Elle pensait qu'elle n'y arriverait jamais, mais au final, elle a peut-être ça dans le sang. Après tout son père venait d'ici.
Jodie sourit, plus qu'heureuse. Elle aurait détesté se retrouver chez les sans-faction. Elle découvre avec joie que ses amis aussi ont réussi. Elle est tellement contente de pouvoir continuer la route avec eux ! Durant les mois qui ont suivi la cérémonie du Choix, elle avait tellement stressé qu'elle était persuadée de tout faire capoter. Mais ses efforts avaient payé et elle se retrouvait membre des Erudits.
Au fil du temps, elle avait appris à accepter leurs travers et à se conformer, à rentrer dans le moule. ça ne lui avait pas paru pire que chez les Audacieux, au final. Elle commençait même à y trouver sa place. Et puis il y avait les livres. Si elle était née ici, elle y serait restée. Rien que pour le plaisir de parcourir des lignes de savoir, des lignes de philosophie. Elle vit pour ça à présent. Et rien ne l'empêchera de vivre ses rêves.

Cela fait des années que Jodie vit au siège des Erudits, et pas une seule fois elle ne s'ennuie. Depuis cinq ans qu'elle s'occupe de la bibliothèque en tant qu'archiviste, elle a toujours quelque chose à faire. Elle en apprend tous les jours. Elle passe aussi quelques heures à rendre visite à ses amis à différents étages. Elle en est presque heureuse, et elle ne regrette plus son choix.
Elle a trouvé sa place ici.